L'ABBAYE SAINT ANDRE ET ROSELINE BACOU
En 2006 nous avions invité Roseline BACOU à parler de ses souvenirs de premier Inspecteur Général Femme des Musées nationaux chargée du Département des Arts Graphiques du Musée du Louvre.
Roselyne BACOU !
Voici, in extenso, ce qu'elle nous en avait dit :
Je ne vais pas parler de l’abbaye Saint André parce que je vous y attends ! C’est une maison vivante et pour l’apprécier il faut se rendre sur place.
Le bassin aux Nymphéas...
J’en profite pour vous annoncer qu’il y aura bientôt, au 2nd étage, un développement d’expositions de robes anciennes puis, plus tard, le matériel de l’atelier d’Odilon REDON.
Y seront présentées des vitrines avec tous les outils dont REDON s’est servi. C’est une autre manière de le faire revivre dans nos mémoires. Il y aura d’ailleurs cette année une exposition sur ce thème au Musée Angladon.
Je vous parlerai volontiers de l’abbaye, mais là-bas, sur place...
L'abbaye Saint André, dans le fort Saint André sur le mont Andaon (Villeneuve-les-Avignon)
Aujourd’hui, je suis prête à répondre à toutes les questions que vous voudrez me poser sur le musée du Louvre.
Ceci dit, je vous engage vivement à donner le goût des musées à vos enfants et les encourager à les visiter. Et puisque je remarque parmi vous une majorité de femmes, je peux vous dire que les musées ont besoin des femmes ! Je vais vous développer mon idée.
Quand je suis arrivé au Louvre, tous les emplois étaient tenus par des hommes et le rôle des femmes y était vraiment secondaire. Mais l’ouverture s’est faite, petit à petit, et notamment après le déménagement des trésors du Louvre pendant la guerre pour les transférer à l’abri des convoitises dans toutes sortes de châteaux, les plus reculés possible, en province.
Moi-même, j’ai été amenée à m’occuper des œuvres qui avaient été transférées à Montpellier.
On sortait alors tous frais émoulus de l’école du Louvre sans poste. Je suis sortie avec chance en tant que « chômeur intellectuel », c’est ainsi que l’on nous nommait à l’époque. Il y a eu toute une génération d’élèves qui sont sorti avec cette qualification, notamment Michel LACLOTTE qui a, lui aussi, été considéré comme « chômeur intellectuel » pendant plus d’un an.
Quand je suis entrée au cabinet de dessins du Louvre, c’était une femme, Madame Jacqueline BOUCHOT-SAUPIQUE, qui en était la directrice, mais elle était, avant tout, la directrice du cabinet de Jacques JAUJARD, le secrétaire d’état à la culture, et elle m’a reçu comme - tenez vous bien - « chômeur intellectuel à cachets libres » !
Lors de mon entretien avec cette dame, elle m’a dit que je devais savoir avant tout trois choses très importantes…:
1) Vous avez fait des études d’histoire de l’art, c’est bien. Mais rappelez-vous bien que le ménage représentera les ¾ les plus importants de votre rôle. (j’étais partagée entre le fou rire et l’émoi ! - J’ai effectivement vite compris pourquoi, par la suite, lorsque je me suis attaqué au classement du fond de dessins.
2) Il ne faudra jamais tomber amoureuse de quelqu’un du département; non, ça jamais !
3) Quand vous visiterez une collection privée, ne donnez jamais l’attribution d’un dessin, n’émettez jamais aucune opinion personnelle, - mais alors, que faudra t’il que je dise ? Ai-je demandé - et bien dites que c’est bien encadré. Ayez en tête que c’est toujours le Louvre à travers vous qui doit émettre une opinion, pas vous.
Je dois vous avouer maintenant, ironie du sort, qu’avec le recul du temps, après avoir passé une partie de ma vie à essayer de devenir l’amie des collectionneurs, qu’à mon tour, j’ai dit et redit ce que m’avait dit cette dame des centaines de fois à d’autres femmes!
Lorsque le pavillon de Flore a été affecté au musée du Louvre dans les années 1963, je dois vous dire que l’on m’avait emmené le visiter pour voir comment on allait s’en servir et je me souviendrai toute ma vie cet accueil de MALRAUX qui m’y avait précédé, s’exclamant en montant l’ancien grand escalier des appartements d’honneur des hôtes de Napoléon III dont le plafond était pompeusement décoré par Cabanel, avec une profusion de marbres polychromes (c’était par cet escalier que Joséphine avait quitté Napoléon), « c’est là qu’on va déménager l’atelier des dessins ».
Et je m’attendais à découvrir un grand local, mais MALRAUX a confirmé « oui c’est là, dans cet escalier, qu’on va mettre les dessins ! » et j’ai bien du me rendre à l’évidence. Quoique, lors de l’aménagement, nous avons découvert que c’était en effet une bonne idée, d’autant que nos meubles s’inscrivaient de façon remarquable dans les différents panneaux de l’escalier.
Le pavillon de Flore et son grand escalier
La salle affectée par MALRAUX à mes dessins,
telle que l'avaient laissés les fonctionnaires du ministère des finances!
Et nous avons eu ensuite le pavillon de Flore tout entier où ont été organisées par la suite plus de 80 expositions.
A cette époque, nous avons commencé à faire la visite systématique des collections de province, à Quimper, Montpellier, Avignon, Valence, Lyon (avec son mussée des dessins de tissus), et nous pouvions intercaler les expositions de ces richesses pour le plus grand plaisir et l’éveil des étudiants parisiens.
Mais je dois vous parler aussi des expositions à l’étranger ! Avec un camion il fallait accompagner les dessins… On appelait ça le « convoyage » !...
Au tout début de ma carrière on m’a dit « vous allez partir à Winterthur et rapporter la collection Géricault ». Ce premier « convoyage » que je faisais a été, je crois, le plus dur et le plus mémorable.
On m’avait affecté un camionneur épouvantable, bougon et d’une humeur massacrante. Et quand je pense qu’on confiait un tel trésor à un chauffeur pareil, j’en tremble encore! Bref, nous avons traversé la Suisse, puis les montagnes des Vosges sans aucun incident pour arriver avec les pires difficultés parce que la route était verglacée et glissante comme une patinoire sous des bourrasques d’une neige qui devenait sans cesse plus épaisse dans une petite ville dont je me souviendrai toute ma vie: Langres !
Le camion avait une roue endommagée, et on ne pouvait pratiquement plus avancer dans la neige. Voyant qu’on était condamnés à faire une halte dans la ville, nous nous sommes mis en quête d’un hôtel possédant une cour où garer le camion à l’abri… Il y en avait un seul en définitive, et l’hôtelier qui nous a reçut nous a demandé ce que nous voulions faire étant donné qu’il n’y avait plus qu’une seule chambre…
Alors j’ai dit que c’était très bien et qu’on la prenait bien sûr, et j’ai proposé au chauffeur de prendre la chambre en lui annonçant que j’allais rester dans le camion… Il a trouvé que c’était, ma foi, une très bonne idée et je me suis allongée dans la cabine du camion pour protéger Géricault ! Il a fait un froid épouvantable mais, le lendemain, après avoir réparé la roue, nous avons pu reprendre la route pour arriver à Paris au plus tôt.
Quand je suis arrivée au Louvre, on ne m’a rien demandé, même pas si ça s’était bien passé, et on m’a seulement dit que du travail m’attendait sur mon bureau… Voilà ce qu’on vivait ! Et je pourrais vous en raconter des centaines d’anecdotes comme ça !
Je vous ai dit que j’ai été l’une des trois premières femmes qui ont été embauchées par le Louvre. M’y avaient précédées Jacqueline SAUPIQUE au service des dessins qui dépendait alors du département peintures, et Christiane DESROCHES-NOBLECOURT au département Egyptien.
Au Louvre il n’y avait alors que des hommes ! C’était même impressionnant d’assister aux réunions du conseil auxquelles nous participions car et nous étions perdues au milieu d’une assemblée d’hommes. J’étais vraiment une pionnière et je me souviens avoir vu arriver toute une génération de femmes, dont Anne PINGEOT.
Aujourd’hui, c’est le contraire ! Je dois dire qu’il faut chercher les hommes au Louvre. Nous avons conquis notre place de haute lutte !
Juste après la guerre, Jacqueline SAUPIQUE a trouvé que les dessins étant les plus faciles à déplacer pour les expositions loin du Louvre elle a organisé des expositions de dessins… et je me souviens avoir fait le convoyage des deux premières expositions à l’étranger en 1949/1950 où les villes de Cologne et Stuttgart avaient été choisies.
A Cologne, tout s’est bien passé, mais arrivé à Stuttgart, il n’y avait plus aucun lieu où l’on pouvait exposer que les restes de la Grande Galerie. En y arrivant, quelle ne fut pas ma stupeur d’apercevoir par les soupiraux du rez-de-chaussée des fourneaux de cuisine en train de fonctionner précisément là où nous devions exposer… Et l’on m’a dit, oui, c’est parce que le soir, ils font restaurant… Alors j’ai du appeler l’ambassadeur de France pour le faire intervenir, car je ne pouvais décemment pas installer une exposition de dessins du Louvre dans cette chose !... mais l’ambassadeur a refusé de me laisser repartir en insistant sur le fait qu’il était très important d’exposer pour renforcer l’acte de réconciliation… Et on a installé nos collections dans cette salle invraisemblable et émouvante, mais ce fut quand même un succès !
Madame SAUPIQUE, forte des ses premières expériences, a voulu aussi exposer au « nouveau monde ». Elle avait donc projeté d’exposer quelques collections à New York, Boston, mais aussi dans l’Amérique profonde à Minneapolis, Détroit et San Francisco. Alors elle choisit de faire elle-même les expositions de New York et Boston et me confiât les trois autres…
Nous avions 153 caisses de dessins à déplacer, toutes de tailles différentes. Eh bien, je crois bien avoir tout vu avec le chemin de fer américain. On savait que le peuple américain n’avait pas peur de se déplacer mais je ne me serais jamais imaginé qu’il y en avait autant qui se déplaçaient après leur mort !
Je me souviendrai toujours des bas-fonds de la gare de fret de Boston où mes cartons côtoyaient des cercueils…On a eu un mal fou pour avoir un compartiment non loin du fourgon à bagage pour surveiller nos collections… et il faut avoir vu Minneapolis l’hiver pour comprendre que ce n’est pas la saison idéale pour organiser des expositions de dessins…
Etait-ce vraiment bon pour les dessins de voyager à une température aussi basse ?… De cette expérience nous avons retiré la leçon qu’i était indispensable de se renseigner systématiquement sur la température des villes où on irait exposer à l’avenir.
Le bouquet fut le déplacement de Minneapolis à San Francisco pour lequel il m’a été impossible de trouver un train de voyageur avec un fourgon de fret, si bien qu’on m’a proposé d’installer une couchette dans un wagon de marchandise prés d’une toute petite fenêtre d’où je pourrai voir défiler le paysage, et je me suis fait enfermer pendant deux nuits et un jour dans mon wagon de marchandise avec mes 153 colis…On est même passé par Dallas !
Et je suis bien arrivé à San Francisco où on a exposé dans la maison de la Légion d’Honneur, une réplique de celle de Paris….
Puis, à Détroit on m’a donné pour exposer, une salle toute ronde ! Ce fut prodigieux mais quelque peu difficile à aménager…
Il a aussi fallu me frotter aux visites de collectionneurs privés… C’était un sport inédit que de les visiter sans pouvoir
émettre une quelconque opinion… Tout ça ce fut pour moi une expérience passionnante.
Le moment le plus amusant de cette épopée - mais je dois dire que je me suis amusé pendant toute ma carrière au Louvre ! - il fallait faire attention à ce qu’on disait…- c’est quand un parterre de journalistes m’ont posé des questions très critiques contre la France, bien sûr - c’était le début de la période Mendès-France - alors, je me souviens m’être franchement énervée, agacée de voir des journalistes critiquer ainsi la France… et le lendemain, on m’a fait un grand titre dans un quotidien avec « la conservatrice du Louvre est une Mendes-Girl ! » et un autre avec « la Mona-Lisa du sourire ». J’ai eu bien sûr un retour de bâton mémorable du Louvre me rappelant qu’on ne devait pas, nous, Louvre, prendre une position politique !
Nous avions aussi découvert un autre sport !... On s’était mis à essayer de comprendre nos collections.
C’est que, on avait près de 20000 dessins classés « anonymes ». Et un jour on a compris !
Ce classement « anonyme » cachait beaucoup de choses, en fait… Mais il nous a fallu trouver un lien, un fil d’Ariane pour arriver à refaire les collections et nous l’avons trouvé en étudiant l’histoire des collectionneurs eux-mêmes.
Parmi ces découvertes je vais vous en citer une peu banale… J’avais remarqué dans les « anonymes » une quantité de dessins qui portaient un petit « L » dans un triangle. En cherchant bien nous avons pu découvrir que tous ces dessins avaient appartenus au Marquis de LAGOY.
A la révolution, il avait apposé sa marque (le petit triangle avec un « L ») sur toute sa collection, avait fermé son château à Saint-Rémy de Provence et était allé vivre dans la région parisienne comme un simple citoyen sous le nom de Monsieur LAGOY. Il a ainsi passé son temps à racheter dans les différentes ventes publiques de la capitale près de 2000 dessins qui lui avaient été dérobés.
De retour dans son château de LAGOY après la période hostile, il a pu prouver qu’il n’avait pas fui comme « émigré » et était bien resté en France. Eh bien, on lui a remboursé la somme qu’il avait du débourser pour racheter sa propre collection ! Il avait entre autres toute une série de dessins réalisés par l’homme qui avait mis au jour le site de Glanum à coté de Saint Rémy de Provence.
Ayant besoin d’argent, il avait été contraint un jour de vendre tous ses dessins au Louvre. Quant à moi, allant visiter un jour le château de LAGOY, sa petite fille m’a reçu, et m’a dit avoir encore le carnet de son grand père dans lequel il avait minutieusement noté tous ses achats. Ainsi j’ai pu découvrir avec ravissement pour chacun des dessins, la date, le nom, la technique utilisée, l’auteur du dessin, le vendeur, son prix et son attribution avec une description précise. Ce fut pour moi un véritable trésor d’informations sur la collection avec un petit « L » dans un triangle !
Vers la fin de ma carrière au Louvre, nous avions évolué… Prés de deux tiers du personnel était féminin !
Le cabinet de dessin a été enfin reconnu comme le 7ème département à part entière et n’était plus un service dépendant des peintures.
Enfin dernière anecdote, c’était en 1982/1983, avant que l’on construise la fameuse pyramide du Louvre… Il s’est trouvé que tous les jeudis matins pendant deux ans l’architecte sino-américain Leoh Ming Pei qui avait été retenu pour son projet de pyramide réunissait les chefs des 7 départements pour essayer de comprendre les besoins et les souhaits de chacun.
Il ne parlait pas un mot de français, mais malgré tout, avec des dessins, il arrivait à se faire comprendre à tel point qu’à la fin, nous étions tous d’accord avec son projet. Le seul qui nous freinait était un certain Jack LANG complètement effaré de constater que pratiquement tout le budget de construction du ministère de la culture passait dans le financement de la pyramide du président !
Au début, on a essayé de se représenter la masse de la pyramide en vraies dimensions en mettant en place un système de piquets et de cordes pour figurer les dimensions de l’édifice fini.
En effet, nombreux étaient les opposants au projet qui prédisaient qu’il allait défigurer le site. Je me souviens avoir pris un jour un bus à impériale qui faisait visiter la capitales aux touristes et avoir entendu les critiques fuser de toutes parts allant de l’affreux à l’horrible sauf un britannique qui éleva la voix en déclarant « trop basse ! ». Et c’est bien lui qui avait raison ! Nous n’aurions jamais imaginé que cet édifice rencontrerait un tel succès et on a trouvé finalement génial le fait d’avoir regroupé toutes les entrées vers les différentes expositions en un point central alors qu’autrefois on se heurtait souvent à une porte close parce que l’employé avait du s’absenter...
La Pyramide du Louvre, conçue par l’architecte sino-américain Leoh Ming Pei.
Pour finir par une note optimiste, je ne saurais trop vous encourager à stimuler les vocations dans vos familles, car ce que nous avons fait au Louvre, je peux vous garantir que ce sera fait un jour dans tous les musées régionaux qui regorgent de trésors que l’on ne peut exposer.
C’est un job merveilleux et je vous assure qu’il y a encore des découvertes extraordinaires à faire et bien plus que dans la peinture, je veux parler des arts graphiques. Il y a des places à prendre pour les passionnés !
En ce qui me concerne, pour porter témoignage, je puis vous dire que j’ai vécu une vie professionnelle où je ne me suis jamais ennuyé une seule seconde !
Roseline BACOU nous a quitté le vendredi 8 février 2013...